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Le monde des morts
Dès que Kira eut retiré l’anneau en or de son doigt, Hadrian se sentit aspiré dans le sol humide des catacombes. Il avait appris, durant sa vie mortelle, que les grands magiciens arrivaient parfois à conjurer l’esprit des défunts. Depuis son arrivée dans le monde des morts, il n’avait assisté à aucun événement semblable, mais les grandes plaines de lumière grouillaient d’âmes ayant quitté le plan physique et il ne les connaissait pas toutes.
Il s’écrasa brutalement sur le dos dans un grand pré ensoleillé parsemé de petites fleurs multicolores. Une fois le choc du retour dissipé, il se releva et tourna quelques fois sur lui-même pour s’orienter. Mais où étaient passés sa femme et ses enfants avec qui il bavardait avant l’intervention de sa descendante ? N’apercevant personne à l’horizon, il choisit une direction au hasard et se mit à marcher dans l’herbe haute.
Tous les mortels se rendaient dans ce paradis exquis à leur mort. Ne possédant pas l’immatérialité des Immortels, ils ne pouvaient pas accéder au monde magique des dieux afin de les servir pour l’éternité. Mais, dans sa grande bonté, Parandar, le chef incontesté du panthéon, avait créé cet endroit de son propre souffle, afin que les humains ne disparaissent pas dans l’Ether à la fin de leur vie. Présentant toutes les caractéristiques physiques du monde des vivants, les grandes plaines de lumière ne connaissaient par contre aucune tempête ou déchaînement des éléments. La température y était toujours clémente et les saisons, inexistantes. Personne ne souffrait de faim, de soif ou de douleurs, et les animaux ne craignaient pas les défunts.
Le temps n’existait pas sur les grandes plaines, et Hadrian se promena sans compter les heures. Devant lui s’ouvrit soudain un vallon tout aussi désert que le pré. Sans doute avait-il réintégré le monde des morts au mauvais endroit. Il refusa de se décourager et descendit en direction d’une rivière qui chantait une douce mélodie.
Il se mit à songer aux circonstances de sa mort physique, survenue cinq cents ans plus tôt. Hadrian était très vieux lorsqu’il avait rendu l’âme dans son grand lit du Palais d’Argent, entouré de ses enfants, de ses petits-enfants et de ses arrière-petits-enfants. Par ailleurs content de sa vie, son seul regret était de n’avoir jamais retrouvé son ami Onyx.
En longeant le cours d’eau, il se remémora le visage moqueur du jeune paysan d’Émeraude élevé au rang de Chevalier lors de la première invasion des hommes-insectes. Mais pourquoi recommençait-il à penser à lui tout à coup ? Ces souvenirs s’étaient pourtant dissipés quelque temps après son arrivée dans le monde des morts…
Hadrian atteignit un boisé qu’il traversa rapidement et s’arrêta sur le bord d’une falaise. Au pied de cet à-pic, sur les immenses plaines, déambulaient les autres défunts, « Mais comment vais-je retourner parmi eux ? » se demanda-t-il – Où était sa famille ? « Est-ce de la détresse que je ressens à cet instant ? » s’étonna-t-il. Ces émotions n’appartenaient pourtant pas à ce monde. Son court séjour chez les mortels pouvait-il les avoir ravivées ?
— Éléna ! s’écria-t-il en appelant son épouse.
Sa voix se répercuta sur les plaines et effraya même une colonie de hérons immaculés qui s’envolèrent dans le ciel éternellement bleu du paradis. Sa femme, par contre, ne l’entendit pas. Il appela le nom de tous ses descendants et de ses lieutenants de jadis. Personne ne lui prêta la moindre attention. Tous poursuivaient leurs activités dans l’allégresse et l’insouciance sans remarquer sa présence.
— Je ressens du découragement, constata-t-il à voix haute. Ce n’est pas normal…
— C’est ce qui arrive aux âmes qui se baladent entre les deux mondes, lança une voix derrière lui.
Hadrian fit volte-face, croyant qu’il s’agissait de l’un de ses Chevaliers, mais trouva un Immortel devant lui. Vêtu d’une tunique lumineuse, il flottait au-dessus du sol et ses longs cheveux blancs descendaient en cascade dans son dos.
— Mon séjour dans le monde des mortels était purement accidentel, vénérable maître, répliqua-t-il.
— Les lois divines ne se préoccupent pas de la raison des digressions. Elles se contentent d’appliquer leurs sanctions.
— Les dieux sont beaucoup trop justes pour punir un serviteur qui n’a rien fait de mal.
— Préféreriez-vous qu’ils sévissent contre le sorcier qui, par son mauvais sort, vous prive désormais de votre repos éternel ?
— Il s’agissait d’une enfant, protesta l’ancien roi. Vous n’oseriez pas vous en prendre à elle !
— Pourtant, l’un de vous devra subir le châtiment prévu par les dieux.
Hadrian se rappela sa courte entrevue avec sa jeune descendante, son visage innocent et ses grands yeux remplis de curiosité. Elle commençait à peine sa vie et elle n’avait réalisé aucun de ses rêves.
— Dans ce cas, ce sera moi, déclara-t-il bravement. Que dois-je faire pour apaiser l’ire des dieux ?
— Accepter l’exil jusqu’à ce qu’ils vous laissent réintégrer les grandes plaines, déclara sévèrement l’Immortel Hadrian sentit son cœur sombrer dans sa poitrine, une autre émotion qu’il avait cru perdue à tout jamais.
— Eh bien, soit ! se rendit-il, la gorge serrée.
L’Immortel disparut subitement devant lui, l’abandonnant à son sort. Les dernières paroles de son ancien frère d’armes Onyx lui revinrent alors en mémoire : « Cesse de faire confiance aux Immortels, Hadrian, ce sont des imposteurs. Ils veulent notre perte. »